Page d'accueil
 

 

recherche catalogue
 

Les titres par année de parution


Genèses, généalogies, genres et le génie
Format : 13,5 x 19,5 cm
Nombre de pages : 112
Prix : 22 €
Date de parution : 2003
ISBN : 9782718606286




Genèses, généalogies, genres et le génie
Les secrets de l’archive


Frontispice couleur de Simon Hantaï

PRÉSENTATION

« Un génie, qu’est-ce que c’est ?
Quoi du génie?
Quoi de ce nom commun qui prétend appeler ce qu’au monde il y a de moins commun ? Le nom de “génie”, on suppose qu’il nomme ce qui jamais ne cède rien à la généralité du nommable. La génialité du génie, s’il y en a, nous enjoint en effet de penser ce qui soustrait une singularité absolue à la communauté du commun, à la généralité ou à la généricité du genre et donc du partageable. Le génie, on peut facilement le croire généreux, il ne saurait être ni général ni générique. On a prétendu parfois qu’il consiste à former un genre à lui tout seul. Mais c’est là une autre façon de dire qu’il excède la généralité en tout genre ou la généricité de tout genre. Autre façon de marquer qu’il excède toute loi du genre, ce qu’on appelle le genre dans les arts, par exemple les genres littéraires, ou de ce qu’on appelle le genre sexuel, la différence des sexes. Sans parler du genre humain en général, car on nourrit le soupçon, chaque fois qu’on risque le mot “génie”, que quelque force surhumaine, inhumaine, voire monstrueuse vient excéder ou déranger l’ordre de l’espèce ou la loi du genre.
Certes, certes, cette question (“Qu’est-ce qu’un génie ?” ou “Quoi du génie ?”), avant de tenter, beaucoup plus tard, après bien des détours, d’y répondre à ma manière, je commencerai par la convertir. Trois ou quatre fois au moins. Non plus “qu’est-ce qu’un génie ? Quoi donc ? Quoi du génie ? Mais qui est-ce, un génie ? Qui donc ? Puis, seconde conversion, qui est-ce, le génie ? Non pas un génie mais le génie ?
Puis, dès lors, troisième conversion, comment oser aujourd’hui, détrônant la virilité d’un article défini (“le génie”) décliner ce nom au féminin ?
Enfin, au lieu de me tourner vers la troisième personne (“qui est-ce, tel(le) génie ?”), au masculin ou au féminin, je m’adresse, moi-même, pour des raisons que je ne livrerai pas à l’instant, à la deuxième personne : “génie, qui es-tu ?” Je te pose la question, génie, tu entends, entends-tu.
Ce nom, “génie”, on le sait trop, il gêne. Certes. Depuis longtemps. On a souvent raison d’y suspecter une abdication obscurantiste devant les gênes, justement, une concession à la génétique de l’ingenium ou pire, à un innéisme créationniste, en un mot, dans le langage d’un autre temps, la complicité douteuse de quelque naturalisme biologisant et d’une théologie de l’inspiration extatique. D’une inspiration irresponsable et docile, jusqu’à l’ivresse, d’une écriture dictée. Les muses ne sont jamais loin. À accorder la moindre légitimité au mot “génie”, on signerait une démission de tous les savoirs, des explications, des interprétations, des lectures, des déchiffrements – en particulier dans ce qu’on appelle vite l’esthétique des arts et des lettres, supposée plus propice à la création. Une telle démission serait mystique, mysticoïde. On y avouerait une adoration muette devant l’ineffable de ce qui, dans la valeur courante du mot “génie”, associe souvent le don à la naissance, le secret au sacrifice. Mais ne nous hâtons pas de dénoncer tout secret. Si “mystique”, en grec, en appelle toujours à du secret, nous aurons peut-être besoin d’un autre recours à ce mot : mystique.
Génialité de qui ? Qui est-ce ? Qui es tu ?
Bien qu’il fasse toujours signe vers une naissance, une conception et une création, qui oserait infléchir dès maintenant ce nom de génie vers la féminité d’une origine du monde ? Car voici un mot de notre langue nationale qui n’a pas encore fait son entrée au féminin dans le dictionnaire académique ou dans notre Bibliothèque nationale. Ni même, autre singularité grammaticale, pour désigner une seule personne, au pluriel. On dira peut-être, à la rigueur, d’une seule personne, homme ou femme, qu’elle est un génie, ou qu’elle a du génie. On ne dira jamais qu’elle est ou qu’elle a, au pluriel, plus d’une génie. La singularité historique, sémantique et pragmatique de ce nom, c’est donc qu’on l’a toujours réservé au masculin comme au singulier. On n’a jamais, que je sache, reconnu, au féminin, les génies d’une femme.
L’avenir de ce mot devient donc plus étrange que le destin singulier de son passé. Si cet avenir nous est légué, nous devons en répondre. C’est à cette responsabilité que je voudrais avoir la témérité de me mesurer aujourd’hui. Que va-t-il se passer avec le génie même de ce mot ? En choisissant de l’inscrire dans mon titre, je joue, vous dites-vous peut-être, à laisser deviner que, sans doute, sous le nom commun, j’entends d’avance un nom propre : le prénom et le patronyme féminin, Hélène Cixous, vers laquelle nous somme aujourd’hui, ici maintenant, tournés. Plus d’une génie en une. »

J. D.

Ce texte a été prononcé lors du colloque organisé à la Bibliothèque nationale de France du 22 au 24 mai 2003, intitulé « Hélène Cixous : Genèses Généalogies Genres ».

© Éditions Galilée
Site édité avec le concours du Centre national du livre
www.culture.fr/

Un site SITEDIT