PRÉSENTATION
Les textes réunis dans le présent livre ont été écrits au cours des vingt-cinq dernières années. On pourra certes constater la récurrence de certains thèmes – la politique, la loi, la liberté, la démocratie, la violence –, mais abordés sous des angles très divers : histoire des idées, approche anthropologique, analyse socioéconomique, réflexion philosophique. Il s’agit en quelque sorte d’un journal ; du journal théorique et politique d’un intellectuel qui s’est passionnément intéressé à son époque et qui s’est engagé, comme beaucoup d’autres, dans plusieurs des combats qui l’ont marquée ; à diverses étapes, cet intellectuel a tenté de penser ce qu’il voyait et ce qu’il éprouvait, et c’est le résultat de ces efforts qui est ici consigné. L’unité de l’ensemble vient de ce que tous ces textes procèdent, directement ou indirectement, d’un même sentiment selon lequel il existe, tapie au plus profond des personnes et des sociétés humaines, une puissance irréductible de désordre, de barbarie et de mort qui se conserve d’âge en âge en dépit des transformations de toute nature (économiques, sociales, politiques, culturelles) dont notre histoire est faite. Cette puissance est multiforme, mais l’effet produit est en dernière instance le même : les individus et les peuples se dressent les uns contre les autres ; les barrières qu’ils érigent à grand-peine contre la violence et la cruauté sont fragiles et risquent à tout moment de s’effondrer ; le monde retourne périodiquement vers un chaos dont il s’efforce pourtant désespérément de s’éloigner.
Pour évoquer cette puissance de mort, la mythologie grecque dispose d’une figure : Méduse. Méduse fascine, puis transforme en pierre tous ceux qui la voient et qu’elle voit. Sous son regard, les hommes ne disparaissent pas, ils sont comme arrachés à eux-mêmes et acquièrent la dureté, l’insensibilité, la froideur du roc. Ils tombent de l’ordre humain dans l’ordre minéral, donc dans « ce qu’il y a de plus contraire à la nature humaine » (J.-P. Vernant).
Ainsi, à l’origine de ces textes, une même intuition – la présence immémoriale de Méduse –, mais aussi un même intérêt pour les diverses formes du combat que, de siècle en siècle, les hommes lui ont livré. Sans bien entendu prétendre être exhaustif, j’ai voulu passer en revue quelques-unes de ces entreprises, leurs succès, mais aussi leurs échecs, et la nécessité où nous sommes de les recommencer encore et encore, puisque, du tournoi des illusions et des effets pervers, c’est jusqu’à présent Méduse qui est sortie victorieuse.
E. Terray
